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Prologue: Une rencontre au Plaza de Rivière-du-Loup



Octobre 1976


Fouettées par un vent puissant et incessant, les rafales de neige patinaient sur la plaine glacée. À l’intérieur, Méo brassait les braises de son poêle à bois ; et moi, perché entre ciel et terre dans les escaliers de l’antique cuisine de Kamouraska, je flottais ailleurs : mon plan de vie s’écroulait. Depuis quelques années, je rêvais de devenir charpentier pour vivre à la campagne. J’avais 20 ans, la vie devant, l’insouciance de ceux qui l’avaient eu facile et n’avaient jamais manqué de rien. C’était l’époque de la queue de la comète des sixties, les années de la contestation, de la guerre du Vietnam, de mai 1968, de la période hippie, du peace & love. J’avais passé mon adolescence à regarder ce défilé plein d’audace et de couleurs, avec l’envie irrésistible de m’y greffer un jour ou l’autre. Au fil des ans, cette parade s’est éparpillée dans divers maquis où les résistants voulaient construire une nouvelle société alternative en marge du « système ». Comme plusieurs, je rêvais d’un retour à la terre, loin de la ville straight où j’avais grandi et choisi le métier de charpentier pour gagner ma vie.

L’hiver précédent, je sillonnais le Québec à la recherche d’un endroit pour réaliser ce rêve. J’avais fait monter dans ma Coccinelle pourrie un couple d’autostoppeurs : Méo et sa blonde Monique. Ils vivaient en commune avec trois jeunes et m’avaient invité à me joindre à eux pour participer aux travaux agricoles. Le temps que la neige fonde, le groupe avait éclaté et je m’étais retrouvé seul avec Méo et Monique. Rapidement, j’ai découvert que le travail aux champs m’ennuyait. Si la lente répétition des tâches quotidiennes est un mantra mettant le cultivateur au diapason de la nature qui l’entoure, il a plutôt pour effet de faire émerger mon fond de solitude et d’anxiété, que je tente de fuir par l’action, les déplacements, les rencontres et l’alcool. Ce malaise que je ressentais à la campagne m’est vite devenu insupportable et je suis parti réfléchir dans une ancienne école de rang pas très loin.

Je sortais régulièrement de mon ermitage pour me rendre au Plaza de Rivière-du-Loup, où citadins expatriés et Louperivois refaisaient le monde à coup de grosses bières et de petits joints.

Deux semaines auparavant, un jeune Français était apparu, venu avec son équipe de hockey. Il avait prolongé son séjour en échappée solitaire et nous avions longuement discuté. Au last call, je lui avais proposé de l’héberger.

Gilles est resté chez moi trois jours, paralysé par une tempête de neige. Un soir, après avoir bien arrosé la patinoire de nos verbiages et aiguisé nos patins à coup de champignons magiques, nous nous étions lancés dans un échange de rondelle oratoire :

— Tu me fais rêver, avec ton voyage ; je me suis promené, mais jamais en dehors du Québec.

— Voyager, pour moi, c’est comme une drogue, une mission spatiale. Comme si j’étais la sonde Voyager. Je butine d’une planète à l’autre, j’entre en orbite, puis je me sers de sa force d’attraction pour me propulser vers la prochaine. Chaque planète ouvre de nouveaux horizons qui font vibrer en moi des notes, des sons parfois insoupçonnés qui élargissent mon registre.

— Oui, oui, je vois : tu mets des mots sur des feelings que je connais. Ces nouvelles situations, ces gens font vibrer des notes qui dorment en nous ; et plus on évolue, plus notre registre s’amplifie et plus on sonne juste.

— Et l’ultime rencontre, tu sais ce que c’est ?

— …

— La femme, celle qui nous tend sa pomme.

— Ah oui, sa fameuse pomme de désir, bien croquante, à laquelle on ne résiste pas.

— Et après y avoir mordu à pleines dents, on retombe, étourdi, les jambes molles, les esprits confus.

— Wow ! On flye en ta, là…

— Que dis-tu ?

— Je t’expliquerai plus tard…

Une fois revenus sur terre, il m’a invité à le rejoindre à Aix-en-Provence. Il avait lancé une étincelle dans le bois mort de mes rêves d’adolescent et c’est dans les escaliers de la cuisine de Méo que le tout s’est enflammé. L’ombre qui m’habitait s’est éclairée ; et subitement, tout m’est apparu clair, limpide : le choix de m’exiler à la campagne et de devenir charpentier n’était pas le bon, il ne me rendait pas heureux. Il n’était plus question de me présenter au cours de charpenterie auquel je m’étais inscrit. Enfin, je m’avouais que ce rêve de quitter le quartier bourgeois et intellectuel de Notre-Dame-de-Grâce, où j’avais grandi, pour retrouver l’origine rurale de mes ancêtres arrivait à ses limites. J’avais été ému, j’avais éprouvé du plaisir à découvrir cet univers, les gens accueillants de la campagne. Ils avaient contribué à faire émerger mon penchant pour des rapports humains sans prétention. Mais m’y enraciner m’étouffait. Je devais partir, vendre mes maigres avoirs de jeune bohémien, essentiellement une Coccinelle qui battait de l’aile, pour m’envoler, déployer les miennes et parcourir le monde.

Je réalisais que le rôle de charpentier des campagnes ne me correspondait pas ; je devais reprendre ma recherche. L’âme déchirée entre le sentiment de vide et de solitude, mais aussi assoiffée de voir le monde, sentir ses odeurs, entendre ses musiques, goûter ses plats et, surtout, rencontrer ses gens qui vivent, s’agitent, créent, inventent, souffrent, s’aiment, se disputent et se réconcilient. Je devais sortir de ma coquille, aller vers la lumière.

Pour m’envoler, je devais transiter par Montréal, son aéroport et ma famille. Alors que j’étais sur mon départ, mon père m’a invité à son atelier. Caricaturiste pour un grand journal, il travaillait à la maison. Il m’a indiqué la chaise face à lui, a agrippé son calepin et croqué mon portrait. C’était un as pour rendre en quelques traits l’essentiel d’une personne, non seulement de son allure, mais aussi de son âme, de ses émotions. Sa façon, on ne peut plus particulière, de me dire au revoir m’a touché. Pendant qu’il gribouillait en portant sur moi de courts regards inhabituels, je me souviens m’être dit qu’il devait vivre un moment spécial : voir son fils partir pour un long séjour en France, vingt-deux ans après que lui-même eut monté à bord d’un transatlantique avec sa moto pour peaufiner son trait de crayon à Paris. Il n’en parlait jamais, sauf pour dire qu’il avait profité d’un dollar fort pour y faire la belle vie et que la décision de revenir n’avait pas été évidente. À l’époque, ma mère l’avait rejoint et leur bonheur transcende de leurs photos. Tout un périple à moto : Paris, le sud de la France, l’Espagne et le Maroc. Transportés par l’enthousiasme, ils s’étaient mariés à Paris, avec l’embryon de ma vie dans le ventre de ma mère.

La session n’a pas duré et sans mot dire, mon père m’a montré le résultat. Oui, c’était bien moi, mes cheveux débraillés, mon visage longiligne, ma barbe clairsemée. Mais aussi ce regard vaguement triste que je ne reconnaissais pas alors que je me sentais plutôt fébrile face au départ. Peut-être voyait-il quelque chose que j’ignorais ? Peut-être transposait-il dans son oeuvre sa propre mélancolie ? Je n’ai pas abordé le sujet. Je l’ai remercié, un peu mal à l’aise de cette proximité inhabituelle entre nous. C’était probablement le plus près que nous pouvions nous aventurer l’un de l’autre, chacun tapi au fond de sa propre coquille. Je n’ai jamais revu ce dessin.


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